« Je refoule, parmi viornes, vipérines, rêveur, le sol d'antan où gîte le hibou; l'érable sous le vent se tord comme un bambou et je sens se briser mon cœur dans ma poitrine. Cloche des âges morts sonnant à timbres noirs et les tristesses d'or, les mornes désespoirs, portés par un parfum que le rêve rappelle, ah ! Comme, les genoux figés au vieux portail, je pleure ces débris de petite chapelle... Au mur croulant, fleuri d'un reste de vitrail. » [Nelligan]

Elle est loin derrière, mon histoire. Loin devant. Trop loin de moi, en tout cas. Aujourd'hui, je vais avoir quarante-neuf ans. Je ne suis pas mariée, pas même fiancée. Pas de voile funèbre pour couvrir mes cheveux courts, ni même de sourire mort-né pour effleurer mes lèvres. Je suis perdue. Pour beaucoup, je ne suis rien de plus qu'un reflet dans un miroir, une créature infirme allongée sur un lit d'hôpital, incapable de comprendre ce qu'il se passe autour de moi. Me débrancher, stopper ma vie d'un geste aussi simple. Qui irait les en blâmer ? A mon âge, je n'ai personne. Pas de rires d'enfants pour bercer mes nuits, ni même le doux regard d'un homme pour se poser sur mon visage. J'aurai dus avoir tout ça. J'ai échoué. Je ne l'ai pas sauvé. Je ne suis plus qu'un corps de regrets et de douleur dont les souvenirs s'évaporent au fil du temps. Bientôt, plus de vie. De douleur ni d'espoir. Est-ce là la fin, cette fin que j'ai retardé tellement longtemps que je la réclame maintenant de mes vœux ?

Je suis née et j'ai grandis dans une famille traditionnelle. De celles qu'on ne voit que dans les dramas, de celles qu'on imagine encore vivre dans une vieille demeure aux murs croulants et aux planchers grinçants. Une maison de film d'horreur. Et ça l'était. Je me rappelle encore la avec sa balançoire cassée, les feuilles grimpantes le long du toit fissuré, le souffle du vent dans les sombres chrysanthèmes que mon père faisait pousser depuis le jour de la mort de ma mère. Depuis le jour de ma naissance. Comme il aurait été beau que la neige de cette nuit-là ne fut pas teintée d'une fleur pourpre. Que le cadeau de cette fête chrétienne qu'est noël ne fut pas l'enfant tant attendu que j'étais. J'ai tout gâché. Mais au fond, ma vie n'a-t-elle pas été cet enchainement malheureux d'évènements que je ne pouvais pas arrêter ? J'ai donc été élevée dans l'ancienne tradition bouddhiste, habilement saupoudrée d'une couche de confucianisme, joli cadre formaliste que mon père voulait absolument m'inculquer. Qu'importe, je n'étais qu'une petite poupée pratique pour son entreprise de bijoux, un bel objet qu'il pouvait garnir à l'envie avant de décider de la refiler à quelqu'un d'autre. Ce quelqu'un d'autre que j'ai rencontré le jour de mes dix-huit ans. Il était beau et fils d'une riche famille à laquelle il obéissait, tout le contraire de moi. A nous mettre l'un à côté de l'autre, il aurait été facile de nous comparer à la belle et la bête, sinon que le monstre n'était pas celui qu'on croyait. J'ai passé mon temps à le fuir, lui à me poursuivre. J'ignore encore, sur mon lit de mort, si cet homme m'aimait. A l'époque, je ne me posais pas la question. Ce n'était qu'un parmi tant d'autres, une occupation amusante quand il s'agissait de trouver un moyen d'échapper à sa tendre vigilance. Contrairement aux idées reçues, je n'étais pas une créature fragile qui avait besoin d'être protégée. De fait, je me bagarrais souvent pour un rien, je charmais pour mieux repousser, je m'amusais à ne plus savoir qu'en faire. Parce qu'on attendait rien de moi.

Un jour, j'ai fais la rencontre d'un garçon dans une boîte. Du genre un peu trop sûr de lui pour moi, mais qu'importe ? Je m'ennuyais, désespérée qu'on remarque enfin mes frasques, qu'on comprenne que je n'attendais rien de cette vie. Le bar était d'un beau bois brillant, les lumières d'un violet intense qui dansait dans des reflets moirés sur ma robe noire, et la bière que je portais à mes lèvres avait ce goût amer qui vous fait presque oublier qu'il y a pire comme goût. Malheureusement pour lui, Rhee Sei Hwan, mon fiancé, est arrivé à ce moment-là. Le pire choisi, étant donné l'amusement que j'avais décidé de m'offrir ce soir-là. Panique à bord, la meilleure cachette avait été ce charmant inconnu, et ce n'est qu'une fois sortie en précipitation avec lui, accrochée à sa moto, que j'ai enfin pris conscience que cette vie de liberté totale était celle que je voulais. C'est cette raison, cette unique raison, qui m'a poussée à le revoir. Encore, et encore. A me jouer du premier pour profiter du deuxième. A oublier mes obligations pour vivre pleinement la jeunesse qui m'était offerte. Tout aurait put être beaucoup plus simple si le gendre préféré de mon père n'avait pas été si protecteur, ni si difficile à berner. Rien n'aurait alors détruit la jolie vie en papier crépon que j'avais mis tant de mal à mettre en place. Si j'avais eus conscience, à l'époque, que la notoriété de ma famille pouvait détruire bien d'autres personnes que moi-même, sans doute n'aurais-je pas fais tout ça. Toutes ces folies, ces erreurs de jeunesses, ces souvenirs que je perd petit à petit pour m'enfoncer dans l'oubli mais qui ne disparaîtrons pour autant jamais. Rien ne peut les effacer. De même, j'ai toujours ces photos à côté de mon lit pour me rappeler à quel point j'ai été mauvaise dans mes actions. D'un côté, la sage photo de Sei Hwan à mes côtés, une main possessive posée sur ma taille, un sourire tellement discret aux lèvres que je l'avais jamais remarqué. De l'autre, une image me représentant en train de placarder ma glace sur le visage de mon bel inconnu nocturne, riants aux éclats comme si on avait été prédestinés malgré les disputes qu'on avait put avoir. Rien d'une photo d'amis, ni même une photo voulue. Mais quoiqu'il arrive, une unique photo peut suffire à faire s'effondrer un château de cartes, et j'aurais dus le savoir mieux que personne. Celle-ci détruisit les espoirs de mon père, réveilla les malveillances, et je me suis retrouvée enlevée par une bande d'inconnus.

C'est ce jour-là que j'ai compris. Trop tard. Sei Hwan aurait put se battre plus tôt, si il n'avait pas voulu que mon bonheur. Mon bel inconnu aurait put partir, si il ne m'avait pas trouvée divertissante. Il a fallu que ce soit en voyant le premier arriver pour que mon esprit comprenne qu'il s'était trompé sur toute la ligne et que je n'avais fais aucun effort pour le connaître, et encore moins pour le comprendre. De cette journée, je ne me souviens maintenant que quelques bribes. Les coups, les blessures, les cris. Les pleurs quand mon fiancé s'est fait poignarder sous mes yeux et que je prenne la fuite le plus loin possible de ma bêtise. C'est également à ce moment que ma vie prit fin. Après ça, j'ai étudié. Réussi mes études, me suis lancée dans la photographie, sans grande passion. Les images n'étaient que des vitres de verre, facilement froissées, ne retenant qu'une fraction de seconde sur des siècles d'évènements. J'ai vécu froidement, loin des gens, loin de l'amour et de l'amitié. Puis j'ai réalisé, petit à petit, toute l'horreur que je laissais derrière moi. C'est ainsi que je me suis retrouvée debout sur les rails de train, dos à lui, prête à oublier. Mais le voulais-je vraiment ? C'est suite à ça que je me suis retrouvée ici, immobile, muette, le regard dans le vague, sans personne pour chercher mes raisons, ni même pour s'y intéresser. J'étais morte depuis longtemps, de toute façon. Ça, je m'en souviens encore, aussi affaiblie que je suis.

Mais la rédemption est là. Juste à portée de main. Pour moi, mais aussi pour celui que j'ai involontairement tué. Tout pourrait être différent, je l'ai instantanément compris quand j'ai entendu les informations au sujet de l'Autre Monde. Pour la première fois depuis des années, j'ai émis un son. Un souhait. Les médecins me regardaient d'un air perplexe, persuadés que ce serait mauvais pour mon esprit en décomposition. Mon père s'en fichait, trop vieux pour se soucier du passé de sa fille. Personne ne pouvait m'en empêcher, me retenir de tenter ma chance, une nouvelle fois, pour sauver ce que mon aveuglement m'avait masqué à l'époque. Là est le passé. Là est le futur. Hors on ne fait pas deux fois la même erreur.